Propriété intellectuelle | Innovation
Nullité de la marque enregistrée de mauvaise foi : comment apprécier l’intention frauduleuse?
Publié le 17/12/2025
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Nathalie Marchand | Julie Beisbardt
Cour d’appel de Paris, Pôle 5 chambre 1, 29 octobre 2025, n°24/04961
Dans un arrêt du 29 octobre 2025, la Cour d’appel de Paris s’est prononcée sur la validité de la marque verbale française « RICHARD MILLE », déposée le 2 novembre 2019, par un particulier en classes 7, 12, 38 et 42 et considérée par la société Turlen, titulaire des marques antérieures éponymes, comme portant atteinte à la renommée de ses marques et frauduleuse.
Dans cette décision – rendue après une relativement longue saga judiciaire (renvoi après cassation suite à un recours contre la décision du directeur de l’INPI) -, la Cour d’appel de Paris précise, de manière très détaillée, les conditions de l’action en nullité pour fraude. L’arrêt se prononce également sur la demande en nullité pour atteinte à la renommée. Cependant, nous mettrons de côté ici cet aspect de la décision.
Cet arrêt donne l’occasion de revenir sur les évolutions législatives et réglementaires en matière de nullité pour fraude ou mauvaise foi (I.) et offre des enseignements éclairants sur la caractérisation de l’intention frauduleuse (II.).
I. Les évolutions du cadre juridique de la nullité pour fraude ou dépôt de mauvaise foi
Le cadre juridique français antérieurement à l’ordonnance n°2019-1169 du 13 novembre 2019
Avant d’examiner les spécificités de cette décision, il convient de rappeler le cadre juridique de l’action en nullité pour fraude ou dépôt de mauvaise foi. Avant l’ordonnance n°2019-1169 du 13 novembre 2019, aucune disposition du Code de la propriété intellectuelle (« CPI ») ne prévoyait l’action en annulation d’une marque française pour fraude. Seule l’action en revendication était prévue par l’article L. 712-6 du CPI en cas d’enregistrement demandé soit en fraude des droits d’un tiers, soit en violation d’une obligation légale ou conventionnelle.
Pour autant, sur le fondement de la combinaison entre ce texte et l’adage fraus omnia corrumpit, les juges ont toujours admis qu’une marque pouvait être annulée en raison de la fraude du déposant. Sur le fondement de l’article L. 712-6 du CPI et du principe fraus omnia corrumpit, la Cour de cassation a notamment dégagé les principes suivants pour apprécier la notion de fraude :
– une fraude existe lorsqu’un dépôt de marque est effectué dans l’intention de priver autrui d’un signe nécessaire à son activité (Cass. Com., 25 avril 2006 n°04-15.641) ;
– l’action en annulation ne suppose pas la justification de droits antérieurs du demandeur sur le signe litigieux, mais la preuve de l’existence d’intérêts sciemment méconnus par le déposant (Cass. Com., 19 décembre 2006, n°05-14.431) ; et
– un dépôt de marque réalisé, sans avoir l’intention d’en faire usage pour ses propres produits, tandis que le déposant avait connaissance de l’usage du signe pour des produits de même nature par le demandeur et donc en cherchant à le bloquer ou à gêner l’entrée de ses produits sur le marché français, méconnaît sciemment les intérêts d’autrui (Cass. Com., 17 mars 2021, n°18-19.774).
Si les tribunaux français ont trouvé dans ce principe un fondement permettant le prononcé de la nullité d’une marque enregistrée frauduleusement, ces actions étaient subordonnées à une action judiciaire au fond et n’étaient pas possibles devant l’INPI.
L’évolution de l’action en nullité pour fraude sous l’impulsion de la réglementation et de la jurisprudence européennes
Entrée en vigueur le 15 décembre 2019, l’ordonnance n°2019-1169 du 13 novembre 2019 a transposé la directive n° 2015/2436/UE du 16 décembre 2015 rapprochant les législations des États membres sur les marques et assure la compatibilité de la législation avec le règlement (UE) n° 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 sur la marque de l’Union européenne.
Plusieurs articles du CPI ont ainsi été modifiés pour préciser les conditions de l’action en nullité pour fraude et, en particulier, l’article :
– L. 711-2 du CPI a été complété d’une disposition qui précise que « Ne peuvent être valablement enregistrés et, s’ils sont enregistrés, sont susceptibles d’être déclarés nuls : (…) 11° Une marque dont le dépôt a été effectué de mauvaise foi par le demandeur » ;
– L. 714-3 du CPI ajoute que l’enregistrement d’une marque est déclaré nul s’il ne respecte pas les conditions énoncées à l’article L. 711-2 du CPI ; et
– L. 716-2 du CPI précise que ces actions sont introduites devant l’INPI.
Ainsi, l’action en nullité pour fraude constitue dorénavant une cause de nullité autonome encadrée par des fondements textuels spécifiques qui ne font plus référence à la fraude, mais au dépôt de mauvaise foi. Les actions en nullité sont ouvertes devant l’INPI depuis le 1er avril 2020, mais les tribunaux judiciaires restent compétents notamment pour statuer sur les demandes reconventionnelles en nullité.
Les enseignements de la CJUE pour apprécier l’intention caractérisant un dépôt de mauvaise foi
Les contours et conditions du dépôt de mauvaise foi ont en parallèle été précisés par la CJUE dans plusieurs décisions qui permettent de mieux appréhender les exigences probatoires spécifiques à ce fondement de nullité. Les principaux enseignements de la CJUE sont les suivants :
– L’arrêt Koton du 12 septembre 2019 (C-104/18), dans lequel la CJUE a précisé que la nullité d’une marque pour dépôt de mauvaise foi est retenue dès lors que des indices pertinents et concordants révèlent que le déposant n’agissait pas dans un but loyal de concurrence, mais pour porter atteinte aux intérêts de tiers ou pour obtenir un droit exclusif à des fins étrangères à la fonction essentielle de la marque. La Cour insiste sur la nécessité d’une appréciation globale de la mauvaise foi, fondée sur tous les éléments factuels existants, et rappelle que si l’intention du déposant est subjective, elle doit être établie objectivement par les autorités administratives et judiciaires compétentes.
– L’arrêt Sky du 29 janvier 2020 (C-371/18), dans lequel la CJUE a précisé qu’une demande de marque déposée sans intention réelle de l’utiliser pour les produits ou services revendiqués constitue un acte de mauvaise foi, dès lors que le déposant cherchait soit à porter atteinte aux intérêts de tiers de façon non conforme aux usages honnêtes, soit à obtenir un droit exclusif pour des motifs étrangers aux fonctions essentielles de la marque.
– Enfin, l’arrêt CeramTec du 19 juin 2025 (C-17/24), dans lequel la CJUE a précisé que « conformément à son sens habituel dans le langage courant, la notion de « mauvaise foi » suppose la présence d’un état d’esprit ou d’une intention malhonnête » et que « pour apprécier une allégation de mauvaise foi, il importe d’établir l’intention réelle du demandeur sur la base de l’ensemble des circonstances factuelles pertinentes ».
Ainsi, la mauvaise foi s’apprécie en prenant en compte tous les facteurs pertinents appréciés globalement, au travers d’un faisceau d’indices, pour apprécier de manière concordante et objective l’intention subjective du demandeur, au moment du dépôt de la demande d’enregistrement.
II. Quels sont ces indices pertinents permettant d’établir de manière objective l’intention malhonnête du demandeur ?
La caractérisation de l’intention frauduleuse du déposant dans l’affaire Richard Mille
Bien que la décision de la Cour d’appel de Paris du 29 octobre 2025 ait été rendue après l’ordonnance du 13 novembre 2019, le dépôt de la marque litigieuse étant intervenu le 2 novembre 2019, la décision se prononce sous l’empire du droit ancien.
Pour conclure à l’existence d’un dépôt frauduleux, la Cour se livre à un rappel très pédagogique des principes régissant la nullité pour fraude puis à l’analyse précise des éléments de preuve fournis par le demandeur pour démontrer l’intention malhonnête du déposant.
Tout d’abord, la Cour examine la connaissance par le déposant de la marque « RICHARD MILLE ». A ce titre, la Cour souligne la notoriété de « RICHARD MILLE » sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne. Elle examine ensuite, de manière objective, certains indices de cette connaissance et notamment l’existence d’un partenariat noué en 2018 entre la société Turlen et Airbus Corporate donnant lieu à une édition limitée de montres inspirée du design aéronautique, domaine dans lequel le déposant affirmait travailler. Ces éléments permettent ainsi d’établir objectivement la connaissance de la marque antérieure par le déposant.
La Cour analyse ensuite l’intention du déposant et relève parmi les indices concordants pour établir celle-ci, les éléments suivants :
– l’identité entre la marque demandée et les marques antérieures de la société Turlen ;
– l’absence d’exploitation de la marque litigieuse depuis son dépôt en 2019 ;
– l’existence de nombreux dépôts de marques identiques ou très similaires à des marques connues du public par le même déposant ; et enfin
– l’existence d’un e-mail envoyé par le déposant à la société Turlen, démontrant son intention de tirer un avantage financier du dépôt de la marque en cause, pour les produits ou services pour lesquels celle-ci avait été maintenue.
Sur la base de ces éléments et du principe fraus omnia corrumpit, la Cour prononce ainsi la nullité totale de la marque contestée, pour l’intégralité des produits et services visés, y compris ceux pour lesquels aucune atteinte à la renommée n’avait été démontrée.
Quels autres indices peuvent être pris en considération pour établir l’intention malhonnête du déposant ?
D’autres critères sont également souvent pris en compte pour apprécier la mauvaise foi ou l’intention malhonnête tels que :
– la proximité sectorielle, en particulier sur des marchés restreints, dans l’hypothèse où le déposant et le titulaire de la marque antérieure sont les deux acteurs majeurs (Cass. Com. 2 février 2016, n°14-24.714) ;
– l’intention de détourner la finalité du droit des marques ou de priver illégitimement autrui d’un signe nécessaire à son activité, notamment lorsqu’il existe des relations d’affaires entre le déposant et le demandeur, que le déposant avait connaissance de l’existence d’un nom de domaine antérieur identique à la marque en cause et en l’absence d’exploitation de la marque par le déposant (Cour d’appel de Rennes, 1er juillet 2025, n°24/05280) ;
– l’ancienneté de la marque antérieure, l’absence d’utilisation par le déposant de l’acronyme déposé à titre de marque et les contentieux passés entre les parties (Cour d’appel de Paris, 30 mars 2018, n°17/07421).
L’arrêt du 29 octobre 2025 est intéressant en ce qu’il s’inscrit dans une tendance d’objectivation des critères de la fraude pour faciliter la reconnaissance de celle-ci et la protection des titulaires de marques contre des dépôts frauduleux. Cette tendance n’est pas limitée à la France et aux pays de l’Union européenne. La Chine a par exemple également modifié sa loi sur les marques en prévoyant que les demandes frauduleuses d’enregistrement de marques -sans intention d’utilisation- doivent être refusées.
Ces évolutions doivent être saluées face au développement de trademark troll, à savoir certains acteurs qui enregistrent de manière opportuniste des marques, non pas pour les exploiter mais pour bloquer ou faire payer ceux qui en ont besoin. Pour le moment, seule l’action en nullité est ouverte dans une telle hypothèse. Cependant, il peut être relevé que dans une décision récente, l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle a pris en compte la mauvaise foi du déposant dans le cadre d’une opposition (et non d’une action en nullité) fondée sur l’atteinte à la renommée d’une marque antérieure pour accueillir l’opposition (EUIPO, R 727/2024-2, 19 mars 2025).